J'ai sur ma table les catalogues d'une
dizaine d'expositions actuellement présentées à Paris.
Les dix préfaces utilisent un langage qui ne relève
que des plus confuses métaphysiques. Renvoyons tout
cela au Moyen Age.
Depuis que les philosophes se mêlent de tout, sauf
de ce qui serait leur rôle, c'est-à-dire d'aider les
professionnels de la recherche ou de l'action à penser
et à s'exprimer avec clarté, depuis que la
peinture n'est plus jugée et exprimée par des amateurs
de peinture mais par des philosophes amateurs, il
n'y a plus de critique d'art.
C'est dans les pages sportives des journaux que le
vocabulaire qui fut jadis celui des amateurs et des
critiques d'art, longuement élaboré par eux, a gardé
sa signification et sa verdeur. C'est donc aux chroniqueurs
de la course à pied, de la boxe ou du cyclisme que
j'emprunterai les mots nécessaires pour dire sommairement
le plaisir que j'éprouve à regarder la peinture de
Soulages. Je dis bien plaisir, puisque regarder et
aimer une peinture, c'est d’abord éprouver un plaisir.
La peinture n'est pas une "méditation confinée
dans les plus hautes sphères spéculatives.
Je dirai donc que Soulages est un champion. Il
choisit son parcours, un certain jour, en fonction
de sa forme et de son souffle de ce jour-là.
Ce parcours est défini par les dimensions du châssis,
par la préparation de la toile (non sans analogie
avec le roulage préalable d'une piste ou d'une pelouse)
et par le nombre (très limité en ce qui le concerne)
des couleurs qu'il s'autorise à employer.
Il accomplit son parcours. C'est-à-dire qu'il couvre
sa toile de couleur. Il le fait avec style,
parce que c'est un champion qui, au cours d'un grand
nombre de combats, matchs ou courses et d'innombrables
séances d'entraînement, s'est créé un style. Ce style
lui est très personnel, comme il arrive à tout grand
champion. Quand on voit Soulages courir ou quand on
voit sa course inscrite sur la toile, on s'écrie :
"C'est un Soulages" ; quand Jazy
[1] court, tout habitué du stade
sait aussitôt que c'est Jazy qui court, d'une manière
inimitable.
Les champions médiocres imitent (mal) le style des
autres ou essaient de donner l'impression d'avoir
acquis un style ; faisons la concession aux philosophes
d'appeler cela du formalisme. Les vrais champions,
les Soulages, les Jazy, découvrent un style dans la
pratique toujours plus rigoureuse de l'accomplissement
du parcours choisi et dans la réflexion sur cette
pratique ; ils créent un style sans chercher à le
créer ; leur style résulte de multiples rapports entre
une pratique, la réflexion sur cette pratique et le
tempérament de l'homme qui pratique et réfléchit.
Seuls les amateurs sont capables de goûter
pleinement, d'apprécier en connaissance de cause le
style de Soulages, de tirer un plaisir complet de
la performance, de l'exploit accompli ce jour-là par
Soulages, exploit plus ou moins réussi selon sa forme
et sa chance de ce jour-là.
Qu'est-ce qu'un amateur ? Dans le meilleur
des cas, c'est un homme qui a d'abord pratiqué en
amateur le sport ou l'art dont il devient plus
tard le spectateur, le juge, l'arbitre.
Il y aura un grand nombre d'amateurs de peinture,
quand tous les enfants et les adolescents doués pour
la peinture pourront librement, dans les écoles et
les lycées, s'exercer en amateurs à la peinture
; qu'on leur fournira autant de toiles et de couleurs
qu'ils en ont besoin, etc. Les meilleurs d'entre eux
deviennent des peintres professionnels. C'est
un problème de crédit et donc un problème politique.
Mais c'est ainsi, et ainsi seulement que la peinture
deviendra un art populaire. Et non en demandant aux
peintres de "représenter" des manifestations
de rues, des ouvriers au travail et des fellagha au
combat.
Si le peintre désire intervenir dans les manifestations
de rues, il doit défiler avec les autres. Comme c'est
un champion, une "personnalité représentative",
on lui réservera une belle place et c'est en se tenant
bien droit, à cette belle place, qu'il sera utile
à la manifestation. Non en faisant de la mauvaise
peinture (ce qui le rendrait moins "représentatif").
La peinture a d'abord été un moyen de raconter des
histoires, puis de décrire des objets ; aujourd'hui
la cinématographie et la photographie racontent et
décrivent mieux ; la peinture est devenue le moyen
d'un jeu qui s'élève quelquefois jusqu'à l'art. Quel
est le moment du passage du jeu à l'art ? C'est sur
cela qu'il faudrait essayer de réfléchir, non par
référence à un système philosophique, mais en essayant
d'analyser de près ce qu'éprouve le spectateur quand,
au milieu d'un match, à un tournant du match, à un
certain changement de qualité dans le jeu d'un champion,
il s'écrie brusquement : "c'est beau" et
quelquefois même "c'est sublime". Il ne
faut pas sous-estimer les activités de jeu. Dans l'avenir,
quand un petit nombre d'heures de travail permettra
à chaque travailleur de vivre dans l'abondance, le
jeu deviendra le principal souci des humains, cher
souci, merveilleux souci.
Il convient d'être reconnaissant à Soulages d'avoir
été le premier parmi les peintres de grand talent,
à ne jamais raconter ni décrire. Aucune ambiguïté
à aucun moment de son œuvre. Il n'a jamais évoqué
la nécessité d'exprimer ses "états d'âme"
pour justifier son goût d'étaler des couleurs sur
une toile. Il n'a jamais évoqué les expériences des
mystiques et les métaphysiques qu'elles impliquent,
pour expliquer la concentration nécessaire à son travail.
Il ne s'est jamais dérobé derrière des philosophies
idéalistes. Il accomplit ses parcours dans un style
d'une qualité chaque année plus élevée, et qui atteint
parfois au "sublime".
Impossible de faire un procès à Soulages. Un procès
implique référence à un code et, en matière d'art,
à des règles. La peinture vient seulement de renoncer
à décrire et à raconter. La peinture qui ne représente
rien, qui présente tout simplement, est un art tout
nouveau : il n'a pas encore de règles. Soulages est
parmi ceux qui s'efforcent, en tâtonnant, de découvrir
les règles de ce que sera la peinture. Aujourd'hui
donc, Soulages est le seul à pouvoir être son juge.
Paris, février 1962
1-NDLR
: Dans les années 60, après son titre
de vice-champion olympique du 1.500 mètres
à Rome, Michel Jazy pulvérise les records
du mile, du 2.000 mètres, du 3.000 mètres
et du 2 miles.
Roger Vailland
et Pierre Soulages,
Sète, 1961
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